Quelles formes de militantisme sont en train de devenir importantes dans la période de restructuration socioéconomique que traverse actuellement la région ?
Avant l’avènement de la restructuration politico-économique des années 1980, les pays du Moyen-Orient étaient largement dominés soit par des États nationaux populistes (Égypte, Irak, Libye, Syrie), soit par des États rentiers pro-occidentaux (pays arabes producteurs de pétrole, Iran). Ces États autoritaires poursuivaient des stratégies étatiques de développement économique. Les recettes pétrolières permettaient aux États rentiers d’offrir des prestations sociales ; et les États populistes, mus par l’idéologie, dispensaient une aide économique et sociale importante en matière d’éducation, de santé, d’emploi, de logement, etc. La nature oppressive des deux types d’État restreignait cependant la participation politique et le développement des organisations de la société civile. Il y a donc eu, dans nombre de cas, démobilisation ou, au mieux, mobilisation contrôlée de certains segments de la population. Ces systèmes économiques contrariaient, en somme, toute tentative de développer des institutions ou une culture participatives.
L’arrivée de la libéralisation et du marché, dans les années 1980, s’est accompagnée de changements socioéconomiques importants. L’économie de marché a rendu les denrées de consommation disponibles et enrichi les couches supérieures de la société, tout en augmentant l’écart entre les revenus. Les prestations de l’Etat ont été minées et les pauvres n’ont plus compté que sur eux-mêmes pour survivre. Entre-temps, les notions devenues mondiales de droits de l’homme et de participation politique ont inscrit les droits économiques et la participation des citoyens à l’ordre du jour politique, ouvrant de nouveaux domaines à la mobilisation sociale.
Les réponses collectives à ces conditions nouvelles ont été diverses. Le recours à des stratégies de riposte et à des manifestations urbaines massives visant à dénoncer le coût de la vie ont constitué les réactions initiales aux aspects des politiques néolibérales des années 1980, ainsi qu’on l’a vu en Égypte, en Jordanie, au Liban, au Maroc, au Soudan et en Tunisie. Les soulèvements urbains semblent cependant avoir cédé la place, dans les années 1990, à des méthodes institutionnelles de faire face à l’austérité. Tandis que les syndicats continuent de réclamer des ajustements du niveau de vie en s’opposant, par conséquent, à certains aspects des politiques d’ajustement structurel ils ne représentent néanmoins qu’une fraction de la main-d’œuvre globale dans la région. La vaste majorité des classes laborieuses demeure dispersée dans l’économie urbaine informelle. Les syndicats, en général, n’ont pas réussi à lier les préoccupations de la communauté à celles du lieu de travail. Pour cette raison, les mouvements populaires urbains peuvent trouver un espace pour une action collective dans la communauté ou dans le quartier, plutôt que sur les lieux de travail. Les gens font face, pour la plupart d’entre eux, aux mêmes défis de la vie au jour le jour : trouver un logement sûr, être en mesure de payer le loyer, acquérir des équipements urbains, avoir des écoles, des cliniques, des centres culturels adéquats, etc. Les luttes basées sur la communauté pour une telle “consommation collective” par le truchement de cadres institutionnels caractérisent, en un sens, les “mouvements sociaux urbains”. Le militantisme communautaire sous forme de mouvement social urbain est cependant rare au Moyen-Orient. Les soupes populaires locales, les associations de quartier, les groupes confessionnels ou le syndicalisme de rue sont des particularités peu communes dans la région. La prévalence d’États autoritaires et inefficaces, l’héritage du populisme et la force des liens familiaux et parentaux rendent les solidarités primaires plus pertinentes que les associations et les mouvements sociaux secondaires.
Selon certaines théories, cependant, les mouvements islamistes dans la région seraient la version moyen-orientale des mouvements sociaux urbains. Il est indéniable que les mouvements islamistes notamment ceux de l’islam social représentent un moyen important permettant à certains groupes désavantagés de survivre à la pauvreté et d’améliorer leur vie. Ces mouvements contribuent au bien social, non seulement en fournissant directement des services et une aide aux plus nécessiteux ; ils ont également tendance à obliger les institutions et les groupes sociaux rivaux tels que les organismes nationaux et les ONG laïques à faire de même. Malgré ces contributions, il est douteux que l’islamisme puisse mobiliser au niveau populaire en vue d’un développement social. Son exclusivisme religieux, la discrimination dont il fait preuve à l’égard des forces laïques et des minorités religieuses, ainsi que des femmes qui se conforment à l’islamisme, mettent en échec toute idée de libre participation.
L’explosion des ONG dans la région peut-elle compenser le retrait partiel de l’Etat et les carences de l’islam politique, en mobilisant la base en vue d’un développement social ? En raison de leur petite taille, de leur efficacité et de leur engagement en faveur de la cause des pauvres, les ONG sont considérées comme un moyen réel de susciter une participation populaire au développement. Elles sont parfois perçues comme un rempart contre la progression larvée du fondamentalisme islamique, dans la mesure où elles offrent une alternative au programme islamiste. La plupart des rapports font valoir le rôle vital des ONG dans le filet de sécurité social des pays et en tant que fournisseur non négligeable de services essentiels. Cela semble vrai, surtout dans les pays où l’État est mort ou non-existant—comme au Liban durant la guerre civile ou en Palestine. Le développement social représente cependant plus qu’une survie, un secours ou un filet de sécurité. Il signifie également obtenir certains droits sociaux et économiques, ainsi qu’atteindre l’autosubsistance, qui peut être obtenue là où existent une mobilisation et une participation actives. Mais les ONG au Moyen-Orient ne réussissent pas, en général, à fournir de telles conditions. Indépendamment de raisons culturelles et structurelles—telles que le clientélisme et la hiérarchie—le problème est que très souvent, on attribue aux ONG des qualités et des capacités en matière de développement qu’elles ne possèdent pas. Les conditions socio-économiques au Moyen-Orient semblent néanmoins être propices à une forme particulière de militantisme—un non-mouvement populaire que je qualifie d’”empiètement tranquille de l’ordinaire”. C’est une allusion aux actions directes non-collectives de la part d’individus et de familles pour acquérir le nécessaire de base (terre, abri, consommation collective urbaine, emplois informels et perspectives commerciales) de façon tranquille, modeste.
Alors que l’empiètement tranquille ne date pas d’hier, la progression de l’islamisme et des ONG s’est accélérée durant les années 1980 et surtout 1990. Le développement de ce type de militantisme (parallèlement à celui des mouvements sociaux associés aux droits de la femme et de l’être humain) coïncide avec le déclin relatif des mouvements traditionnels, basés sur les classes, notamment des organisations paysannes, des coopératives et du syndicalisme. Entre-temps, la croissance de l’urbanisation et celle de l’économie informelle transforment, au Moyen-Orient, les besoins et les exigences populaires. Les luttes pour les salaires, par exemple, ont perdu du terrain par rapport à des préoccupations plus larges concernant l’emploi, les conditions de travail, le coût de la vie, la consommation collective urbaine, les soins de santé, l’éducation et les transports. Ainsi apparaît un trait saillant du militantisme de base dans la région (dont certains aspects peuvent être observés ailleurs) : il se caractérise moins par des mouvements faisant des réclamations que par des actions directes, individuelles, informelles ou institutionnelles. Par le biais de l’action directe, les groupes populaires et leurs partisans dans la classe moyenne se font entendre : ils créent des réalités sur le terrain que les autorités devront tôt ou tard reconnaître, tout en ajustant leurs politiques en conséquence. En bref, “la pression de la base“ dans l’expérience moyen-orientale est très pertinente pour le développement social. Vu le retrait graduel des États par rapport à leurs responsabilités sociales traditionnelles, les pauvres au Moyen-Orient seraient dans une situation pire, s’il n’y avait eu aucune forme d’action populaire.